Du plus profond de la nuit tu as quitté ton pays, ta famille, tes amis, pour tenter de trouver ici, étrangère parmi des étrangers, la vie qui t’étais déniée chez toi. Ici aussi, cependant, l’histoire et son horreur t’a rattrapée. Mais c’est ici aussi, qu’au tréfonds du désespoir tu a trouvé récomfort et amour.
Je ne saurai jamais dire, je ne saurai jamais comprendre ton courage ni ton espoir sans cesse renouvelé d’une vie meilleure, plus belle et bonne, en dépit de tous les aléas, malgré tous les obstacles. Mais l’exemple est là: tranquillement, sans jamais rien en dire, mais tout simplement, par ton travail de tous les jours, par ta vie, tu nous appris qu’il y avait toujours un lendemain, qu’il y avait toujours, quelque part, une porte qui s’ouvrait sur le printemps…
Bien entendu, jamais je ne t’ai dit ces mots-là. Et c’est là mon regret. Mais que veux-tu, nous n’étions pas – nous ne sommes pas ? expansifs, dans la famille. Nous communiquons difficilement à ce niveau émotionnel, nous avons peur des mots et bien souvent c’était dans les silences et les regards que nous nous disions le plus. Fallait-il vraiment attendre jusqu’à aujourd’hui pour te dire tout ce que nous te devons?
Pour nous, tes enfants, tu étais le lien avec un passé que nous n’avons pas connu, un passé que dans un sens nous te refusions et qui, tout à la fois, exerçait une attirance sans pareille. Tant de questions jamais posées et désormais sans réponse. Ou quand même, au-delà des mots et des explications, un sentiment d’appartenance à une histoire, à une tradition différente mais heureusement complémentaire et qui aujourd’hui – au-delà de ta mort et de celle de Papa et par le souvenir de votre vie en commun – s’intègre en nous et en nos propres enfants, harmonieusement je crois.
Il y aurait tant de choses à dire. Bien sûr, tu étais exigeante envers nous. Bien sûr, tes colères pouvaient être éclatantes. Bien sûr, ta tolérance comme ta patience avait des bornes. Bien sûr… Mais avant toute chose, il y avait la famille et Dieu sait que dans ton cas la famille pouvait s’étendre jusqu’au moindre arrière-petit cousin. Avant toute chose, il y avait les tiens. Nous. Toujours tu nous a fait confiance. Toujours, tu as cru en nous, même si, bien entendu, nous t’avons fait mal ou déçue parfois.
Tu riais peu, franchement rire, encore moins. Car la vie ? c’est sûr – ne t’avais pas donné beaucoup de raisons de le faire. La vie, pour toi, c’était quelque chose de sérieux, c’était un combat de tous les jours mais tu n’étais pas aigrie et lorsqu’un sourire te venait aux lèvres, c’était tout ton être qui s’illuminait et, toujours, j’ai maudit les circonstances qui avaient occulté en toi cette femme radieuse et confiante qui trop peu de fois se laissait deviner.
Ces dernières années… N’en parlons pas. Je préfère me souvenir de Prague où pour la dernière fois nous étions tous ensembles, heureux de découvrir ensemble cette ville magique entre toutes. Toi, tes enfants, les nôtres…
Aujourd’hui, 60 ans après ce premier voyage qui t’amena parmi nous, te voilà repartie pour je ne sais où, aves tes valises pleines de cadeaux, de vêtements, de nourriture et de Dieu sait quoi encore, te voilà repartie pour un autre pays bien plus lointain encore, pour l’autre côté du miroir. Mais je ne m’en fais pas pour toi. Comme toujours, comme en Russie, en Pologne en Israël ou ailleurs, tu te débrouilleras et cette fois-ci, tu ne seras pas seule: Papa, tes frères et tes soeurs, tes parents, tes amis, tous sont là à t’attendre. A gite reise, Mameh! Sei Gesind!